E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci

Montmartre, 17 maart 1922

Montmartre, 17 mars '22.

Ma chère Clairette,

Merci pour votre lettre que je viens de trouver en rentrant! Comme vous m'avez écrit beaucoup, ma chère amie, jamais je ne vous ai vu si descriptive. Immortalisez l'Arno verte et toute votre entourage ‘délicieusement bohème'; travaillez, sincèrement! Figurez-vous que vous devez travailler pour votre art, comme fait ce pauvre homme qui doit lutter, agir et produire, comme vous dites, pour gagner sa vie, et que vous avez l'air d'envier un peu! Savez-vous qu'ils doivent être terriblement bêtes, ces hommes-là, assez bête pour ne voir pas plus loin que leur nez et par conséquent - être heureux! Qu'ils sont souvent (je veux dire: presque toujours plus froid, parce que plus éteint que ces Anglais que vous méprisez, et qu'ils n'ont jamais de l'‘enthousiasme’ et toujours un ‘découragement’, donc un sentiment qui est devenu habitude? Je les plains un peu, je ne les aime pas, je ne voudrais jamais être dans leur place. Et je suis heureux que vous n'avez pas connu cette vie-là et que vous êtes de temps en temps ‘mécontente malgré tout’ et que vous vous livrez à une philosophie décourageante comme celle de Wilde; même quand vous faites cela! Mais non, Clairette, ne soyez pas si découragée que ça: la vie est bien belle je vous assure et Oscar Wilde est un homme presqu'admirable comme artiste, très amusant pour son esprit, mais à détester pour son cynisme, surtout parce qu'on sent trop souvent que ce n'est qu'un cynisme ‘pour la galerie’, et presque toujours insincère ou - ce qui est pire - sincère pour 5 minutes: juste le temps de débiter un bon mot avec conviction. Je suis toujours sous l'influence de son esprit brillant, mais j'ai l'impression qu'il finira par m'embêter - et par vous embêter aussi. N'était-il pas, au fond, un fantoche avec beaucoup d'habileté à briller et très peu de sentiment humain en lui? Sa vie, même avec sa fin grave, n'a rien de l'existence tragique d'un Poe, Baudelaire ou Verlaine.

Avez-vous reçu ma seconde lettre poste restante, maintenant? Après avoir lu ce que vous venez de m'écrire je ne peux faire autrement que vous demander encore une fois pardon. Vous êtes assez bonne que belle, Clairette, et je crois (car d'où aurai-je l'expérience, moi?) que ce sont deux choses qu'on trouve très peu ensemble. Il ne vous manque qu'une chose: être moins philosophe. Je voudrais que la Sorbonne était brulée avec tout ses professeurs de philosophie là-dedans, avant que vous y arriviez. Soyez peintre maintenant, artiste, pour étouffer un peu la philosophe!

Et moi qui vous parle, j'ai un ‘accès de philosophie’ aussi, moi! - quoique c'est une philosophie un peu singulière. On ne l'enseigne pas à la Sorbonne, je crois; plutôt au Lapin Agile. Voilà: en très simples vers, d'un Bohème errant, Charles Maury.*

 
Tu veux savoir de quelle étoffe
 
Est fait mon mépris des douleurs?
 
De cent lambeaux, de cent couleurs:
 
C'est le manteau du philosophe!
 
 
N'est pas philosophe qui veut
 
Car le philosophe est un sage!
 
Il faut un rude apprentissage
 
Pour laisser pleuvoir - quand il pleut.
 
 
Va, ne crains pas que je divague.
 
Ce n'est qu'en faisant des essais
 
En plein océan, que tu sais
 
Comment ta barque est à la vague.
 
 
Pour avoir une âme de fer
 
Un coeur aussi calme qu'un bronze,
 
Savoir que dix valent moins qu'onze,
 
Il faut avoir beaucoup souffert.
 
 
Il faut chercher, sans fin ni trève
 
De tous côtés, en bas, en haut,
 
Pour faire un philosophe il faut
 
Aimer la chair, aimer le rêve,
 
 
Courir le jour, marcher la nuit,
 
Entrer au temple ou dans les bouges,
 
Boire les blancs et les vins rouges
 
Chercher le calme, aimer le bruit,
 
 
Chérir l'extase et l'hébétude;
 
Puis, suivant son tempérament,
 
Et selon l'heure, être l'amant
 
De la paresse ou de l'étude,
 
Fuir les pédants qui sont des fourbes,
 
Marcher sans but, même à demain:
 
Ce qui rend joli le chemin
 
Ce sont toujours les lignes courbes.
 
 
Aimer une femme sans lien
 
Comme le mâle aime la femelle, -
 
Il faut chercher l'âme jumelle
 
Et mordre la chair - comme un chien!
 
 
Parfois en nous l'esprit s'insurge,
 
Le dégout nous montre ses crocs,
 
Mais on reprise les accrocs:
 
Comme le corps, l'âme se purge!
 
 
Il faut rire et verser des larmes,
 
Il faut prier et blasphémer,
 
Il faut maudire, - il faut aimer....
 
User de tout: tout a ses charmes!
 
 
Et puis, lorsque tous tes ressorts
 
Se seront faussés dans la lutte,
 
Quand tu connaîtras la culbute
 
Des jours heureux au mauvais sorts,
 
 
Lorsque tu sauras que notre oeuil
 
A nous abuser est idoine
 
Que l'habit fait souvent le moine,
 
Que chaque mer a son écueil,
 
 
Que les animaux sont en somme
 
De la même espèce que nous
 
Et qu'un poulet de trente sous
 
Coute à créer autant qu'un homme,
 
 
Que l'envie est dans tous les coeurs
 
Comme le rut est sous les jupes, -
 
Que les simples sont toujours dupes,
 
Et les méchants toujours vainqueurs,
 
 
Que nous jouons à la cachette
 
Avec un traître: le Hasard, -
 
Que la terre est un grand bazar
 
Où tout se vend, où tout s'achète, -
 
 
Quand tu sauras que les parfums
 
Sont des poisons, - que toute fange
 
Sâlit même l'aile d'un ange,
 
Même la tombe des défunts,
 
 
Que l'existence est une fièvre
 
Dont le remède est un linceul,
 
Quand tu sauras que le cercueil
 
Est aussi menteur que la lèvre, - ....
 
 
Alors seulement il se peut:
 
- Après ce rude apprentissage,
 
Que tu deviennes le vrai sage,
 
Qui laisse pleuvoir.... quand il pleut.

Quand vous entendez dire une telle philosophie par une voix de cuivre, qui semble hurler dans votre oreille, y jeter les mots, qui ne sont plus des mots, - pour finir à voix basse, tout simplement, en faisant tomber, comme dans un soupir, ce dernier vers: qui laisse pleuvoir - quand il pleut; vous avez l'impression d'avoir assisté à une vie terrible, mais grande, mais brave, et qui n'est pas - quand on est au fond un petit garçon pédant et faible - votre vie.

Voilà, Clairette, je vous ai parlé comme je parlerais seulement à mon meilleur ami, s'il était un homme, et j'espère que vous ne me trouverez pas trop ridicule. Je veux tâcher d'arriver à cette indifférence apparente et justement assez sincère pour vous donner un sentiment de repos, et d'être je-m'enfichiste seulement contre la douleur. Et, comme il y a toujours une note gaie, n'est ce pas, voilà l'ironie que la vie a pour mon projet, et que je remarque très bien: elle me fait commencer tout à fait comment commencerait le petit garçon: par rôder un peu partout, dans la rue, par boire beaucoup de vin de quelques sous et par.... fumer de pipes! - J'ai une chose qui est sérieuse: je n'ai aucun ami ici. Quand je vous n'aurai plus je serai donc complètement livré à mes propres ressources. C'est pour cela aussi que je vous demande de ne plus vous occuper de moi. Ah, si vous saviez comment sont bêtes ces soi-disant artistes que j'ai trouvé jusqu'aujourd'hui (excepté peut-être Trélade?), comme ils ne sont que des bons marchands déguisés avec très peu de conscience du Beau, et qu'ils ne sont même pas tous bons, si je ne me trompe! Si je voudrais je ferais bien aussi quelques ‘dessins’ comme ils en font ici et je les vendrai bien, moi aussi, à la Foire aux Croutes!! - N'importe, c'est une vie toute spéciale que je veux connaître, en travaillant toujours.

J'ai fini ce matin tout un chapitre, ne croyez-donc pas que je n'ai plus de volonté (cette volonté dont vous sembliez douter!) ou que je me laisse aller comme quelque machine, devenu tout d'un coup caduc. C'est délibérément que je veux faire le sot et le rapin, parce que je suis ici à Montmartre et pas au Caraïbes.

Avez-vous compris mieux, maintenant? J'en doute. Je sais que vous me trouvez antipathique dans tout ce que je dis, et je vous donne raison: en certain sens, je suis ingrat. Je me console avec l'idée que votre mépris sera le commencement de cette rude apprentissage qu'il faut ‘pour laisser pleuvoir - quand il pleut.’ Et, Clairette, croyez-moi quand, comme fin, je vous répète que je vous aime, que je vous admire, que je vous vénère, que j'ai fait en moi une espèce de culte de vous et que c'est pour cela que je ne veux pas vous porter en moi: ici.

Eddy.

Je vous laisserai toujours savoir où je me trouve, si je change de demeure. Faîtes de même.

Pardonnez-moi la rudesse de quelques expressions dans les vers que j'ai transcris pour vous. Je ne vous en ai pas épargné un seul, qui était brutal. Je n'ai omis que les couplettes plus fades, plus recherchés, et cela même pour vous donner plus d'unité dans la poignante brutalité du poème. Vous voyez que je vous ai considéré un peu comme ami.

Origineel: particuliere collectie

*Je souligne les vers et les strophes qui m'ont spécialement frappés.
vorige | volgende in deze correspondentie
vorige | volgende in alle correspondentie