E. du Perron
aan
C.E.A. Petrucci

Brugge, 2 augustus 1922

2 Aout 1922.

Ma chère Clairette,

Il était écrit -, ‘Mektoub’ - que je ne travaillerai pas ici, il me semble! Mes pauvres projets de ‘création’ ont vécu ce que vivent les roses selon Malherbe: ‘l'espace d'un matin’. Aujourd'hui je suis descendu jusque sur la Grand'place, chargé de 4 livres assez gros, de quelques cahiers et d'un chaos d'idées; je retrouvais ma table, mais quelques gentlemen flamands ont tellement crié autour de ma très-humble personne que j'ai dû abandonner toute tentative de concentrer mes pensées. J'ai regardé avec envie le calme hautain de ces deux surhommes Beydel et de Coninck qui se fichent si complètement de tout bruit sur leur piedestal et je me suis demandé quand j'arriverai, moi, même à cette hauteur relativement basse. J'ai bu une tasse d'affreux café au lait et suis remonté, ensuite j'ai longuement contemplé ma table de nuit et comme je me suis aperçu qu'elle ne chancelle qu'un peu j'ai demandé à ‘madame’ si elle pouvait me donner une chaise dans ma chambre. Il y avait moyen; je remonte, je découvre la chaise au milieu de la chambre et sur cette chaise les matelats, coussins, couvertures, etc. de nos deux lits que la femme de chambre avait cru pratique d'y déposer. Je reprends tous mes bouquins, cahiers, etc. et cherche un refuge dans le salon. Pour deux minutes j'y suis seul, je prends en grand égoïste une grande partie de la table ronde qui se trouve au milieu de ce salon et.... enter un gentleman anglais qui veut écrire, deux ladies américaines qui veulent écrire, et..... Jeffay qui vient de rentrer et veut causer. Faut-il encore plus? Eh bien, un japonais, artiste peintre sur soie - j'ai sa carte dans ma poche, attendez: Monsieur Take Sato, 6, Stanley Studios, Park Walk, Chelsea, S.W. 10., - un garçon charmant, plein de talent parait-il, qui m'a abordé hier soir dans ce même salon parce qu'il voulait savoir si j'étais artiste, moi aussi. Songeant au 18 que vous m'avez donné pour ‘talent’, j'ai menti sans vergogne.

 
Triste, triste est mon âme
 
A cause, à cause de ce drame.

Car c'est un drame de vouloir écrire les ‘Annotations d'un auteur raté’ et ne pas pouvoir réaliser..... même ça!

Pourtant je n'ai pas perdu confiance. Tôt plutôt que tard je travaillerai. Dans 5 jours au plus, c'est encore tôt, même quand on a été d'une regrettable paresse. Je laisse là si ma paresse était justifiable ou non; d'ailleurs la seule personne envers qui je sentirais le besoin de la justifier, c'est vous. Et vous me semblez beaucoup trop occupée pour le moment pour vous en mêler, je garde donc ma quiétude à ce sujet.

Pourtant, écoutez, j'ai un projet qui aura votre approbation peut-être. Dès que je serai installé très à mon aise à Melrose je veux introduire dans mon régime de travail la traduction en hollandais du roman de votre père La Porte de l'Amour et de la Mort. Il me plaît beaucoup et il est très difficile à rendre en autre langue. Eh bien, si ceci peut vous intéresser, je vous promets de vous donner avant mon départ une traduction finie et travaillée sérieusement de ce roman. Nous pourrons demander une introduction pour le livre à Henri Borel, dont je vous ai parlé, (c'est l'homme qui a écrit le premier article sur votre papa dans le numéro de Wendingen,) et sinon, M.J.Th. Moll, officiel aux Indes pour affaires chinoises, que je connais assez bien, ne me la refusera pas. Je vais plus loin: ne trouverez vous pas moyen de faire quelques illustrations? voilà ce qui sera chique! Je fais peut-être des chateaux en Espagne, n'importe, je vous donnerai cette traduction pour en faire ce que bon vous semblerez. Utile ou inutile, ça n'a aucune importance pour moi: le travail me plaît, et étant toujours un peu ‘poète’ je suis assez sentimental de croire que ce travail sera le meilleur souvenir que je pourrai vous offrir quand nous nous quitterons. En deux mois, trois au plus, une traduction comme celle-ci pourra être finie; vous l'aurez donc en octobre au plus tard, je m'engage à cela. Acceptez-vous?

Ecrivez-moi bien vite, ma chère amie, j'ai hâte de vous lire. Je suis à vous,

Eddy

- Jeffay vous envoie ses amitiés.

NOTE après événements tragiques (Nous revenons après-demain, vendredi, à Bruxelles. Ecrivez-moi au pension Melrose, 90 rue Gachard, quand vous pouvez me recevoir.)

Origineel: particuliere collectie

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