E. du Perron
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C.E.A. Petrucci

Spiez, 13 september 1922

13 Septembre '22.

Clairette mia,

Ecoutez! - Coco dort. Il fait un froid de chien; dehors tout est humide. J'ai terriblement mal à la gorge. Je m'ennuie. Je n'ai pas de travail et mes 2 ou 3 bouquins ne m'intéressent pas pour le moment. Laissez-moi vous écrire quelques pages de roman!

Donc: il y a ici un abbé et une salle à manger. J'ai vu l'abbé avant hier soir pour la première fois; après le départ des deux jeunes français il est venu pour voir Coco. Je lui ai offert un numéro de l'Auto contenant la description du match-revanche Criqui-Wijns. Il s'écria: ‘la grande soirée pugilistique! ah, bien sûr, c'est dans les journaux de sport qu'on apprend le français!’ - Je dis: - Sans aucune doute, M. l'abbé, vous trouverez dans ce même article encore les mots français ‘round’, ‘uppercut’, et ‘knock-outer’, pour ne pas parler de l'expression ‘sonner’ un homme. - Il ouvrait de grands yeux ronds (il ressemble furieusement à une tortue) et acceptait le journal.

Maintenant, il paraît qu'en bas il dînait toujours avec ses deux jeunes compatriotes (M. l'abbé lui-même est français.) Avant-hier soir c'était donc leur dernier dîner ensemble; quant à moi je prenais le repas avec Coco. Mais je suis sûr que M. Albert Maricot (c'est mon ami le braillard) lui a parlé de moi; alors vous comprenez: un jeune homme qui se vante d'être égoiste et inutile, c'est un égaré perverti. Il entrait la chambre de Coco hier soir, rempli de méfiance. Vous n'avez qu'à vous figurer un prêtre qui se méfie, qui reste pourtant digne, n'est-ce pas, et qui ressemble à une tortue.

Je le saluai: - Eh bien, M. l'abbé, (car il me rapportait l'Auto), ç'a été assez sanglant?

Il répondit d'un ton sec: - Sanglant? Je vous demande pardon, je ne saisis pas votre pensée......

- Mais le combat de boxe!

- Ah, le combat? Sanglant? Vraiment je ne suis pas à la page. Vous savez ce que cela veut dire: ‘à la page’?

- Oui, M. l'abbé, je peux encore vous suivre.

On parlait des sports. Il me demandait si je m'intéressais pour la natation.

- Assez; mais pas tellement pour les grands nageurs. Ce sont des types gras et très laids en général.

- Ah? Ça fait une partie de ce sport, d'être gras?

- Il me semble. Je crois qu'ils flottent sur leur suif.

Ses yeux étaient tout ronds maintenant. Il regardait Coco qui riait. Alors il dit, méditatif:

- C'est curieux comme les étrangers trouvent toujours les locutions un peu - - eh - - je n'oserai dire ma pensée - - En vérité si vous vous serviez d'une telle expression en société.... Je vous demande pardon, mais où avez-vous saisi cette expression-là?

- Mais je ne saurai vous le dire, M. l'abbé. Probablement je l'ai fait moi-même. Je fais mes expressions souvent moi-même; je combine.....

- Oui, mais suif; suif c'est pour en faire des chandelles. Talge, n'est-ce pas?

- M. l'abbé, si vous m'expliquez les choses en allemand vous risquez fort que je ne vous comprendrai plus du tout.

- Mais suif, ce n'est pas humain.

- Ah, non? Tiens je connais pourtant une petite histoire qui s'appelle Boule-de-Suif. Et c'était un homme.

Alors Coco qui était sur le point d'éclater de rire, expliquait:

- Il faut savoir, M. l'abbé, que mon cousin a appris le français un peu à Montmartre.

Vous voyez de là comme il se méfiait de moi à partir de ce moment! Il se fourrait dans un coin et il me fallait parler des moines florentins que je trouve tellement pittoresques, des fresques de Beato Angelico au couvent de Saint Marc (que nous avons admiré ensemble avec une si incroyable unanimité!) et du Greco pour qu'il se rassurât un peu.

- Je vous envie d'avoir tant voyagé, dit-il. - J'aimerais tellement voir l'Italie où la religion catholique a gardé presque sa forme originale; et l'Espagne....

A ce moment la petite ‘Kellnerin’ venait nous apporter notre dîner. Et ici le roman prend une tournure qui doit être expliquée.

Hier matin j'ai déjeuné dans la salle à manger. Je n'étais pas rasé; et me rappelais deux vers en allemand qui sont la composition de mon ancien ‘patron’, M. Gediking, de la Bibliothèque du Musée à Batavia. J'avais mon stylo en poche et j'écrivais sur mon menu:

Geh'unrasieret meinen Weg und guckt mich einer an,

Kann meinentweg'n zum Teufel geh'n: ich bin ein freier Mann!

(Je vais mon chemin sans être rasé et si quelqu'un me regarde il peut aller pour ma part au diable: je suis un homme libre!)

Eh bien, quelqu'un ou plutot quelqu'une avait relevé le gant. Sur le menu qu'on nous montait était écrit:

Ich kenne keiner Mann

Der wirklich ‘frei’ sich nennen kann!

- M. l'abbé, - dis-je, - il y a quelques mots en allemand sur ce menu. Vous ne voulez pas nous les traduire?

Il prenait le menu, lisait et dit:

‘Je ne connais pas un homme qui peut se nommer vraiment ‘libre’. Je ne sais pas ce que cela veut dire.

Je me tordais de rire! Vous comprenez qu'il était devenu de nouveau une batterie de méfiance! La ‘Kellnerin’ que je soupçonnais fort d'être la poétesse de ces deux lignes se sauvait bien vite derrière la porte.

- Eh bien, je vais vous expliquer, M. l'abbé....

- Ah, pardon, pardon! Je devinais déjà quelque sous-entendu scabreux.

- Mais non, M. l'abbé, ce n'est pas si scabreux que ça! - écoutez.

Et j'expliquais. Il écoutait attentivement et me serrait la main entre ses deux mains quand il partit. Au fond il ne me trouvait pas si perverti qu'il ne l'avait cru, peut-etre?....

De sorte que le jour d'hier m'a procuré la conversation d'un prêtre, la philosophie d'une petite ‘Kellnerin’, et une réponse aux vers de ce bon célibataire qu'est M. Gediking. J'ai envie de lui écrire. Il dira qu'il est bien ‘libre’. Mais à moi cette réponse va comme un gant. Hélas! je ne suis pas libre, ce n'est que trop vrai, étant terriblement à vous; et ce qui est pire peut-être c'est que, si long que ce soit sous ces conditions, je ne demande pas la ‘liberté’.

Ma chère Clairetty, c'est tout. J'espère que je ne vous ai pas ennuyée, malgré le mélange que je fais toujours de l'imparfait et du passé défini, et vous embrasse avec tout l'enthousiasme d'un homme pas libre pour sa...... SOUVERAINE.

Votre Eddy

(P.S. - A ce moment M. l'abbé se promène dans le serre, avec un bruit sec de ses talons, comme un moine dans la longue galerie d'un cloître.)

Origineel: particuliere collectie

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