E. du Perron
aan
Evelyn Blackett

Gistoux, [20 april 1930]

Gistoux, vendredi.

Chère Ivelynn,

Par la même poste* je vous envoie vos lettres, soigneusement réunies en 3 paquets: les 2 premiers jusqu'à mon départ d'Oxford, le 3me contenant la suite.

Maintenant, voilà: Il est impossible de publier cette correspondance telle quelle. Il faut en faire un roman. Les passages concernant le phénomène mensuel et la masturbation: impossibles aussi; il faut remplacer cela par autre chose, ou du moins, le dire tout autrement. - Pour le roman, voici quelques annotations:

Le personnage de vous est bien. La jeune fille d'Oxford, occupée à passer des examens, - très bien; 22 ans, très bien (cela explique tout, étant donné ‘l'intellectualité’ du personnage); il y a surtout la très belle lettre où vous me parlez de vos ‘origines’ comme explication des ‘sons discordants’, etc. Il y a un mélange de sincérité humaine, d'exagération causée par le trop d'intellectualité et de la littérature, de coquetterie et de camaraderie qui feront l'ensemble excellent. Mais .... il faut presque récrire tout cela; ou du moins barrer beaucoup de choses (digressions, répétitions). Il faut vous dire qu'en somme, un roman à lettres ressemble à une tragédie, où chaque parole, chaque réplique doit contribuer à la psychologie des personnages. - Il y a du reste un moyen excellent de conserver la fraîcheur du ton de la correspondance et d'éviter les longueurs: c'est de donner parfois des fragments de lettre.

Le personnage de moi n'est pas bien. Côté ‘colonial’, 30 ans, faux-bohème, tout ça va; mais le côté littérateur, non! Ne faites jamais un personnage principal qui est écrivain. Plutôt un oisif, qui pour s'amuser, publie parfois un article critique qui vous avait particulièrement touché; quand, plus tard, je vous parle de mes poèmes, je dirai donc: ‘si j'étais poète, voilà ce que j'écrirais.’ Mais le mieux est de barrer le plus possible les histoires littéraires. - Cela fait bête, dans un roman, je vous l'assure.

Maintenant, pour l'intrigue, voici ce que je vous propose:

Commencez par une correspondance entre vous et un autre homme (la fin d'un amour): G. Adam, ou le Bermuda lover, ou quelqu'autre. Là, vous vous expliquez, déjà; vous campez votre personnage en Angleterre. (Vous seriez donc encore à Durham.) Ce personnage qui vous répond serait donc comme un ‘confident de tragédie’, mais plus actif. Puis, vous trouvez mon article - dire ce que c'est, car le choix de l'article doit constituer le premier lien entre vous et moi, dire aussi que vous ne l'aimiez pas intégralement, à cause d'un certain cynisme. Tout cela, vous l'expliquez à votre confident, qui pourrait vous avoir envoyé l'article (dans un numéro de revue, et sans l'avoir, lui-même, remarqué le moins du monde - c'est déjà la vérité.) Au besoin, prenez deux correspondants, par ex. G. Adam, avec son style de jeune français, et un de vos amis anglais, avec un tout autre style, plus ‘frais’ et ‘sportif’ par ex.

(Ah! direz-vous que G. Adam et moi demeurons en Belgique? Je ne sais pas ce que cela ferait pour l'Angleterre, mais pour la France ce serait désastreux.)

Bon; peu à peu vous arrivez à moi. Il y a donc notre correspondance. Pendant un certain temps il n'y a que cela, puis que vous négligez vos autres correspondants Mais eux, de temps à autre continuent à vous écrire. Cela fait très bien, pour la monotonie d'un dialogue trop exclusif et suivi, et aussi pour la comparaison que le lecteur fait, malgré lui, entre les lettres du personnage qui est moi et celles de vos amis précédents. - Ainsi jusqu'à mon arrivée et départ d'Oxford. Après mon départ un seconde partie.

Alors là, il n'y a presque plus de lettres de moi. Il y a des lettres de vous - un grand monologue, en somme, ce qui est, même au point de vue composition, très bien. - Puis, il y a de nouveau d'autres lettres, de plus en plus: encore G. Adam, et le Bermuda lover, ou un autre, et finalement le Dr. Juljan. Peu de lettres du Dr. J., puisqu'il est là; mais vous parlez de lui à vos autres correspondants. Il faut du moins un croquis de l'homme qui sera - à la place de celui qui a failli l'être - votre amant. Bon; finalement je vous réponds à nouveau; vous me racontez que le Dr. J. est votre initiateur. Je réagis comme je l'ai fait; je deviens le ‘ministre’ de quoi? .... vous arrangerez cela comme vous voudrez. Pour la fin, on verra. Elle doit être proche, mais vous ne la ferez bien que quand vous aurez fait tout le précédent.**

Pour un début littéraire ce roman peut-être remarquable. Mais il s'agit de le soigner, et non de le bâcler. Prenez une lettre par jour - à traduire, ou à refaire (arranger), et surtout, faites dactylographier tout cela. Une fois les lettres dactylographiés, elles prennent un caractère propre, elles deviennent de la copie, et vous pourrez beaucoup mieux les juger du point de vue littéraire: style et composition. Si vous voulez que je vous conseille, envoyez-moi une grande partie du commencement: par ex. une trentaine de lettres à la fois. Dans un mois par conséquent.

Ne vous éparpillez pas dans diverses correspondances, mais occupez-vous de celle-ci, à raison d'une lettre par jour Songez aussi à développer certaines idées, à ramasser d'autres; - sinon, un livre devient facilement ‘bavard’, au lieu de ‘charmant’.

Voilà pour aujourd'hui. Je me demande comme vous vous en tirerez, non pas parce que vous n'aurez pas de dons, mais parce que vous avez une telle tendance de vous éparpiller. - Je ne peux pas le publier 1o. parce que cela n'aurait aucune raison de le faire en hollandais; 2o. parce que je suis trop connu en Hollande et que l'on m'accuserait seulement d'avoir voulu me rendre intéressant en faisant de moi-même un personnage de roman; - 3o. parce que c'est beaucoup plus intéressant de faire de vous (c.à.d. de la jeune fille) le personnage principal, et que cela, vous pouvez le faire, par l'entourage des autres correspondants, et non moi. - Quant à traduire le tout en français: non, c'est beaucoup trop compliqué. Et le traducteur n'aurait jamais l'intérêt nécessaire d'en faire une bonne chose. - Il n'y a donc que vous qui sauriez en faire quelque chose, et, bien entendu, en anglais. - Question publication est pour plus tard. Une fois la copie prête, vous trouverez bien quelqu'un qui voudrait s'en occuper et vous donner une introduction pour un éditeur. Ce serait le diable de ne pas être imprimé en Angleterre, où les pires stupidités sont offertes au public par wagon (et avec un succès immense).

A bientôt. Bien votre

E.

* Non, ici même.

** Peu importe du reste, parce que ce roman ne voudra pas prouver quoi que ce soit; ne voudra que donner une certaine température.

Cette lettre - ci est en dehors de la correspondance pour le roman! Ici, nous sommes en pleine affaire!

- Savez-vous, qu'avec un peu de talent, vous pourriez-faire une Liaisons Dangereuses anglaise de notre siècle??? Et avec une jeune fille qui serait exactement le contraire de Cécile Volanges.

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

vorige | volgende in deze correspondentie
vorige | volgende in alle correspondentie