E. du Perron
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Julia Duboux

Monte Brè, 8 augustus 1924

Brè, 8 Août.

Ma grande petite fille, j'ai reçu votre lettre, ce matin, à la suite d'une longue.... suite de pensées; tout à coup elle était là et je n'ai reçu aucun petit choc en la voyant; quelque chose en moi disait: Tiens! - mais c'était la chose la plus naturelle du monde que cette lettre entrée en ce moment. Puis je l'ai lue. Comment expliquez-vous ce bonheur qu'on éprouve en lisant l'‘autre’ (ce n'est maintenant pas de Duco Perkens qu'il s'agit!) qu'on lise le mal de cet autre, ou le bien? Egoïsme ou philosophie? Ou contentement, acceptation simple et sans critique, de tout ce qui vient de ce côté-là? Je vous entends dire: ‘Peu importe....’ et je suis déjà de votre avis. Ma chère grande petite fille, je vous envoie aujourd'hui la vue demandée - à l'insu de Duco Perkens, peut-être; n'est-ce pas à son insu que j'ai fait une autre demande, hier? Quant à cette réponse, je ne sais pas encore quand je vous l'enverrai. Demain, après-demain peut-être; avec quelques clichés comme pauvre prétexte. Il faut être prudent!!! Aussi ne manquez pas de déchirer mon mauvais français. N'est-ce pas?

Ne remuez pas vos souvenirs. Vous savez vous abstenir de cela consciemment? Je l'ai fait sans trop le savoir, je pense, les tout premiers jours, mais maintenant je les évoque avec une espèce de plaisir. Des paroles, prononcées un peu partout, le plus souvent dans l'obscurité, avec des arbres, des arbres autour, des brins d'histoire: ‘Une main humaine a fait cela!’ et d'autres, plus pénibles à entendre; des expressions de visage, avec ‘encadrement’: des cheveux défaits, une blouse rouge sombre qui se laisse décolleter; puis des constatations terribles, faites en un clin d'oeil: ‘C'est inutile d'essayer quoi que ce soit entre nous!’ - (oui, même celà.) Eucharys, je vous veux tant de bien, vous le savez. Et moi aussi je trouve tout le jour - tous le jours - que vous devriez être là. C'est charmant ici; il n'y a pas moins de sentiers qu'à Kandersteg, et à Lugano il y a des cinémas! La maison est pleine de coins vides, voluptueux et abandonnés; les quelques allemands qui qui se trouvent ici ne sont guère gênants. Il y a des coins délicieux dans le jardin, des coins ombragés et à l'écart - des touristes, des jardiniers, des humains! Il y a deux salons élegamment meublés, pleins de siegès capitonnés, il y a les balcons des chambres (vous auriez celle à côté de la mienne et j'espère que le papier peint y soit mauve), il y a un piano et un masseur qui devrait s'occuper de votre point sensible, là où le poids vous a fait mal. Il y a de la verdure partout, des murs, des toits, des tapisseries de verdure. Et il y a la vue sur Lugano, sur le San Salvatore et le pont du chemin-de-fer, voie de Milan, tout au loin, puis partout des villages, dont Caprino est le plus beau. On irait à Caprino, à Cavallino, à Gandria où l'on resterait tout un jour et d'où l'on pourrait rentrer à pied. On mangerait des glâces Piazza Alessandro Manzoni, on prendrait le thé au Café Riviera. Vous regarderiez, et moi, je vous verrais voir. Et dès que nous serions de nouveau seuls vous.... j'ose le dire? - nous nous aimons. Beaucoup plus - malgré tout - que lui et moi, malgré - ce que Jacques appelait si bien - la tendresse de.... (ici je n'ose plus) que j'éprouverais pour lui! Oh, je suis encore..... hétérosexuel!

J'aime beaucoup la photo où nous sommes ensemble, sur le banc, vous y êtes très-bien; je vous aime ainsi. (Ne parlons pas de ma tête de grenouille prétentieuse, je pourrais m'y nommer le fils Béraud.) Essayez d'avoir sur la grande photo - celle que j'attendrai infatigablement - à peu près le même ‘caractère’; - mais il me faut votre regard. Refusez carrément de regarder un clou ou un bouton quelconque que le photographe vous priera de remarquer, ignorez tout ce qui n'est pas l'objectif même (et dans l'objectif tout ce qui pourrait ne pas être moi.) Votre beau regard clair, moins perçant qu'interrogateur, Julia, votre regard de femme intelligente - vous savez: de la bonne manière. Vous vous souvenez de cette partie de promenade? lorsque vous me demandiez si je vous croyais ‘intelligente’? Je pourrais écrire un chapitre à ce sujet (chapitre à la Hugo, et non pas à la Duco Perkens), mais n'ai-je pas synthetisé en vous disant que j'aimerais tant vous voir voir. Le compagnon rêvé - Vous - et après vous (je n'en suis que de plus en plus persuadé): plus de rêves de compagnon. De ‘companion-ship’. Donc, n'est-ce pas, si vous n'aimez pas me voir livré corps et âme à M. Duco Perkens, essayez, de toutes vos forces, de le devenir, de l'être: mon ‘compagnon’. On luttera beaucoup, peut-être, mais on y arrivera, avec du calme et de la volonté. D'autres y sont arrivés. Ce que ma mère a pu faire, ne le pourriez-vous pas?

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m'aimeriez, avec toute votre indulgence, vous me pardonneriez les méchancetés que je n'aurais pas ‘voulus’, vous me traiteriez d'‘irrésponsable’ et vous m'appelleriez (comme vous savez le faire): Mon petit. Au fond vous avez raison, peut-être beaucoup plus que vous ne le croyez vous-même: ‘je fais le mal et le bien sans le vouloir’ - ou plutôt: sans m'en apercevoir. Aussi je ne réclame jamais pour le peu de bien que je fais parfois, quelque ‘reconnaissance’. Je me trouve parfois stupéfait, et complètement sans comprendre, devant ma mère qui, étant tout à fait bonne, peut insister sur un genre de ‘paiement’ de sa bonté. Avec moi il va de soi que je ne fais jamais le bien qu'en ‘le voulant bien’ - par conséquent accepter un service de moi n'est jamais s'engager. Et au fond, quand j'y pense, je n'en ai jamais voulu à un ami qui m'aurait témoigné par ex. ce qu'on appelle: de l'ingratitude! - Mais ceci est une discussion dans le genre de celles que j'avais (pro ou contre le socialisme) avec Tin Florias! - Avec vous j'ai (pardi!) autre chose à discuter. Eucharys, je vous aime. J'ai été très heureux ce matin en recevant votre lettre; et je le suis toujours. Je suis convaincu que nous ne saurons pas nous perdre. J'en suis convaincu calmement, et non avec exaltation, comme jadis! Je pense à vous, je pense à Vous; ma foi, en doutez-vous, Ma Dame?! Je m'appuie sur ma canne (sur notre canne) avec sensibilité; ma sérieuse. Elle m'accompagne partout et M. Duco Perkens n'en est pas fâché. Ecoutez, on le mâtera bien, M. Duco Perkens. Nous sommes deux et il est seul. Et je vous aime. Et -

Origineel: Den Haag, Letterkundig Museum

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